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La “bad bitch”,  une identité réinventée par les rappeuses – Interview de Morane Aubert, réalisatrice du documentaire Bad Bitch

J’ai eu la chance d’assister à la projection de Bad Bitch : la plus belle revanche du rap, un documentaire réalisé par Morane Aubert, journaliste chez Grunt. Présenté à la Communale de Saint-Ouen et diffusé sur France TV Slash, il explore l’histoire de la bad bitch, figure centrale du hip-hop.

À mon arrivée, j’ai croisé Liza Monet, venue avec son fils. Sa présence donnait déjà le ton du documentaire : des figures emblématiques, des parcours marquants, et une plongée dans l’univers de ces femmes qui revendiquent leur place et leur pouvoir. L’ambiance de la projection était soigneusement orchestrée pour immerger les spectateurs. Une playlist dédiée défilait, avec les paroles projetées en anglais et en français, permettant à chacun de saisir pleinement les messages d’empowerment, de revendication et de sincérité brute portés par ces artistes.

À l’issue de la projection, j’ai ressenti l’envie d’échanger avec la réalisatrice pour comprendre sa démarche, et comment, partant d’une insulte violente et sexiste, la bad bitch s’est transformée en symbole de force et d’affirmation. 

Liza Monet (Crédit : Louise Gholam) 

Ellianie : Avant de parler du documentaire, peux-tu nous dire depuis combien de temps tu travailles chez Grünt et comment l’idée de ce sujet t’est venue ?

Morane : Je suis journaliste musicale et je me suis formée à Radio Nova où j’ai travaillé pendant cinq ans. J’y faisais pleins de choses mais principalement de la radio. J’ai rejoint Grünt il y a trois ans comme journaliste, et j’y ai créé une émission radio, Full Sentimental. J’y ai interviewé beaucoup d’artistes de la nouvelle génération, notamment des rappeuses françaises.

C’est en les interviewant que je me suis interrogée sur l’absence de la figure de la Bad Bitch en France. Elle existe, mais de manière sporadique, alors qu’à l’échelle mondiale, ces figures dominent les charts, vendent des disques et accumulent des streams.

En France, on a de plus en plus de super rappeuses, mais peu adoptent cette posture, ce qui est totalement ok. C’est cette réflexion qui a été le point de départ du documentaire.

Ellianie : Te souviens-tu de la première fois que tu as entendu le terme bad bitch ou identifié une femme comme telle ?

Morane : Je dois avouer que je n’ai pas découvert Lil Kim, Trina ou Foxy Brown jeune, donc ce ne sont pas elles qui m’ont introduite à la figure de la bad bitch. La première que je découvre, c’est Nicki Minaj. À travers ses paroles, ce terme revenait souvent, et je pense que c’est vraiment elle qui a popularisé ce concept au début des années 2010.

Ellianie : Est-ce que tu as grandi en écoutant du rap ou c’est un genre que tu as découvert plus tard ?

Morane : Très peu. Mon introduction au rap s’est faite plutôt par l’Angleterre, car j’écoutais beaucoup de Grime. J’ai d’ailleurs réalisé un long podcast documentaire pour Nova sur l’histoire de ce genre. J’aime énormément le rap anglais. Le rap américain est venu après, principalement à travers les figures féminines. J’ai toujours admiré ce qu’elles projettent, ce qu’elles reflètent, la force qu’elles dégagent et leurs personnages.

Ellianie : Ce sujet semble assez différent de ceux habituellement abordés par Grünt. Comment l’équipe a-t-elle accueilli ton idée ?

Morane : L’accueil a été hyper positif et enthousiaste. Grünt, est surtout connu pour les freestyles YouTube, très centrés sur le rap francophone et la technique. Mais depuis quelques années, c’est aussi une société de production audiovisuelle qui réalise des documentaires, notamment pour France Télévisions. Par exemple, on a produit un documentaire sur Paname, le Grand Paris du rap, un autre sur les afrobeats, et un portrait de la rappeuse Meryl.

Pour ce projet, l’équipe a tout de suite vu son potentiel et son intérêt, surtout en France, où la figure de la bad bitch a été peu explorée. Keivan Djavadzadeh, qui intervient dans le documentaire, en parle dans son livre Hot, Cool & Vicious : Genre, race et sexualité dans le rap états-unien. Il revient sur les premières rappeuses hardcore des années 90, que l’on pourrait qualifier de proto bad bitch. Avant Lil Kim ou Trina, des groupes féminins comme BWP (Bytches With Problems) et HWA (Hoez With Attitude) ont été les premières à s’approprier le gangsta rap, ouvrant la voie aux générations suivantes.

Ce que je trouve fascinant, c’est que chaque rappeuse a permis à d’autres de franchir des barrières. Lil Kim a imposé une esthétique audacieuse, et Nicki Minaj a prouvé qu’on pouvait allier apparat et technique rap irréprochable. C’est cette progression qu’on a voulu montrer : aller dans l’extrême permet à d’autres femmes de réinventer les codes à leur manière.

Ellianie : Ou encore Cardi B, qui apporte ce côté authentique et aborde des sujets de société, comme vous le montrez dans le documentaire. C’est encore une autre étape.

Morane : Exactement. C’est super intéressant, mais aussi paradoxal, parce que ces artistes se retrouvent souvent enfermées dans le personnage qu’elles ont créé. La bad bitch est une figure puissante, mais elle peut être un carcan : il faut toujours être cette super-humaine, pleine de force, sexy et au top en permanence. De plus, elles sont souvent perçues uniquement comme des entertainers. Pourtant, quand Cardi B s’exprime sur des sujets politiques, on voit l’impact immense qu’elle peut avoir sur son public.

Le Juiice (Crédit : Louise Gholam) 

Ellianie : J’ai vu que tu avais fait le choix de travailler presque exclusivement avec des femmes sur le documentaire. Pourquoi avoir pris ce positionnement ?

Morane : C’était une volonté dès le départ. Le sujet est profondément féminin et féministe par certains aspects. Je trouvais essentiel d’avoir une équipe de techniciennes sur les tournages, d’autant plus qu’on parle de femmes ayant subi une misogynie extrême et violente dans le rap.
On a donc essayé de constituer un crew féminin : à l’image, au son pendant les tournages, à la composition musicale, ou encore à la production. Même si, par exemple, le mixage final a été fait par un homme, l’idée était de mettre en avant les compétences féminines dans des postes où elles sont parfois moins présentes.

Ellianie : Penses-tu que ce choix a influencé le processus ou la manière dont les choses se sont déroulées ?

Morane : Je ne veux pas trop parler à leur place, mais la plupart des intervenants l’ont remarqué. Aujourd’hui, on peut réaliser un documentaire de A à Z avec des femmes. Elles occupent tous les postes et, surtout, elles sont incroyablement talentueuses. Au-delà de leur genre, chaque personne ayant travaillé sur le documentaire était hyper compétente et brillante.

Ellianie : Comment as-tu choisi les intervenants, notamment parmi les artistes US et les artistes émergentes ?

Morane : Aux États-Unis, j’ai pu compter sur Kathy Iandoli, une journaliste incontournable sur le sujet du rap féminin. Elle est la biographe de Lil Kim et Eve, connaît tout le monde et a joué un rôle clé en tant que fixeuse. Je savais qu’il était essentiel d’avoir une “bad bitch originelle”, et nous avons eu la chance d’interviewer Trina. Elle sortait son autobiographie et faisait une tournée presse, ce qui nous a permis de nous insérer dans son planning et d’apparaître dans la téléréalité Love & Hip-Hop. Bien qu’elle soit moins connue en France, son témoignage était crucial en tant que “OG bad bitch”.

Lola Brooke représentait la nouvelle génération. Elle emprunte certains codes de la bad bitch tout en refusant d’être enfermée dans cette figure. Elle incarne l’aspect business et hustler, prouvant que les jeunes générations s’approprient certains traits de cette figure sans en adopter l’intégralité.

Pour It’s Rated R, ce duo mélange rap et chant, montrant que la bad bitch n’est plus exclusivement liée au rap. Aujourd’hui, cette énergie est universelle, comme Aya Nakamura le disait en 2019 en se proclamant « première bad bitch de France, » bien qu’elle ne soit pas rappeuse.

Côté francophone, je tenais à mettre en avant des figures de la nouvelle génération comme 13Jenaya et La Brigada. Ces artistes jeunes mais déterminées incarnent parfaitement cette figure. 

Aussi, on a Liza Monet qui est incontournable : elle a été la première en France à imposer cette image, réadaptant ce qui se faisait aux États-Unis.

Le Juiice apporte une perspective essentielle, remettant en question la figure de la bad bitch. Elle souligne que cette image naît souvent de traumatismes et d’un besoin de résilience face à des oppressions. Sans ces obstacles, cette figure ne prendrait pas forme.

Enfin, Théodora incarne une nouvelle phase. Elle s’inspire des bad bitches pour en faire quelque chose de personnel. Pour elle, la figure est presque dépassée et difficile à transposer pleinement en France. Ici, le contexte est différent : pas de stripclubs, pas de culture bling similaire à celle des États-Unis. Mais elle croit que la France développera sa propre version de cette énergie.

La Brigada (Crédit : Louise Gholam) 

Ellianie : J’aurais pu rester bien plus longtemps à regarder ce documentaire, j’avais envie d’en voir davantage après ces 52 minutes. Est-ce qu’il y avait des sujets que tu aurais aimé traiter mais que le format imposé ne t’a pas permis ? Ou des thèmes que tu aurais voulu développer un peu plus ?

Morane : Très bonne question. En effet, c’est France Télévisions qui impose ce format de 52 minutes, donc il y a forcément des choses qu’on n’a pas pu aborder, soit parce que c’était trop pointu, soit par manque de temps. Par exemple, moi, j’aurais aimé creuser ce qui se passe avant BWP et HWA, parler plus de Queen Latifah, Salt-N-Pepa, Roxanne Shanté… Les années 80, c’est un âge d’or du rap dit “féminin” qui a cartonné. Queen Latifah, par exemple, c’est elle qui lance le fameux “Who you calling a bitch ?” Ce sont les premières à s’approprier le gangsta rap, mais elles le font d’une manière différente des générations suivantes. Esthétiquement aussi, c’est intéressant, car elles adoptent un mimétisme avec les rappeurs (baggy, casquettes…) un peu le préambule de la figure de la bad bitch qu’on n’a pas pu explorer.

Sinon, globalement, si j’avais eu plus de temps, j’aurais aimé rentrer davantage dans les biographies des artistes pour mieux comprendre leurs parcours, d’où elles viennent, ce qui les motive, ce qui les a façonnées. Qu’on ressente vraiment tout ce qu’elles ont vécu pour devenir des bad bitch.

Et un dernier point que je trouve super intéressant, c’est de savoir s’il existe un “son bad bitch.” Géographiquement, surtout aux États-Unis, le rap de Trina n’est pas le même que celui de Lil Kim, mais globalement, la trap domine comme un son “bad bitch.” C’est une thématique passionnante que, malheureusement, on n’a pas eu le temps de développer.

Ellianie : Qu’est-ce que tu as préféré dans le processus, et quelles ont été tes plus grandes difficultés ?

Morane : Ce que j’ai préféré, honnêtement, c’est le montage. Je n’avais jamais fait ça avant, puisque c’est mon premier documentaire, et 52 minutes, c’est quand même assez long. Il y a des journées où tu n’arrives pas à trouver les connexions, puis d’autres où tu te dis : « ça doit aller là », et en fait, ça s’emboîte parfaitement comme un puzzle. C’est génial de voir l’histoire se construire comme ça.

Et évidemment, la rencontre avec Trina, c’est quelque chose dont je me souviendrai toujours. En plus, on a été filmés par une téléréalité. C’est un personnage tellement incroyable ! Je me suis même retrouvée à lui acheter des wings 15 minutes avant son interview parce qu’elle voulait en manger. Finalement, elle ne les a pas touchées, c’est son mari qui les a toutes mangées (rires). C’était tellement américain comme moment. J’étais vraiment honorée de pouvoir lui poser des questions.

La plus grande difficulté, c’était de réussir à faire un documentaire qui trouve le bon équilibre entre raconter l’histoire des bad bitch avec un regard hyper positif, qui célèbre ces femmes, avec de l’humour, de la musique, et qui donne de la force à celles qui regardent, tout en abordant des sujets très importants et sérieux comme le féminisme.

En fait, les premières artistes ne se disaient pas du tout féministes, parce qu’à cette époque, le féminisme était perçu comme un truc bourgeois, blanc, anti-hommes, et ça ne correspondait pas du tout à leur quotidien. Pour moi, c’était important d’en parler. On leur reproche souvent d’être anti-féministes parce qu’elles sont hyper sexy, et en même temps, on leur demande de se revendiquer féministes, comme si elles étaient obligées de porter ce label. Alors que, personnellement, je considère que ce qu’elles font est, en soi, une démarche féminisme.

Trina (Crédit : Louise Gholam)

Ellianie : Comment tu définirais une bad bitch ? Quelles sont ses valeurs ?

Morane : Je pense qu’aujourd’hui, c’est vraiment devenu une énergie, qui va et vient et qui peut s’infuser chez n’importe quelle femme. C’est une posture qui est devenue un peu un outil, qu’elles peuvent utiliser. Elles peuvent reprendre les codes de la bad bitch si elles ont envie, mais elles ne sont pas bloquées dedans. Maintenant, j’ai l’impression en tout cas qu’elles peuvent choisir aujourd’hui. Donc je dirais que c’est ça, c’est vraiment devenu un outil d’empouvoirement pour les femmes. Qu’est-ce que tu en penses toi ?

Ellianie : J’ai l’impression qu’il y a quand même des valeurs qui restent toujours les mêmes, notamment la confiance en soi et le hustle. Même si c’est très capitaliste, il y a ce truc d’aller au bout de ses idées, au bout de ses projets, de faire des choses, de ne pas rester là à attendre. Peu importe ce que c’est, ces choses-là comptent. Et comme tu disais, ça ne concerne pas forcément que les rappeuses ; même une mère au foyer peut être une bad bitch finalement.

Morane : Ouais. Et je pense que tu as raison pour le côté confiance en soi. C’est pour ça que les gens les écoutent, pour se donner de la force. Tu écoutes Cardi B ou Nicki Minaj sur un trajet, et elles te transmettent cette force, parce que leur confiance en elles est hyper communicative.

Ellianie : Est-ce que tu as une bad bitch préférée ?

Morane : Oui, j’en ai une, c’est Megan Thee Stallion. J’adore Megan Thee Stallion, parce qu’il me semble que c’est la première à avoir fait un son devenu commercial tout en parlant de santé mentale. Avec un morceau comme Cobra, elle aborde des sujets comme la dépression et les pensées suicidaires, et je trouve ça incroyablement courageux.

C’est tellement rare dans ce milieu, parce que le modèle dominant pour ces rappeuses-là ne permet pas souvent ce genre de vulnérabilité. En général, on te met vite dans une case dès que tu fais un choix. Alors, un profil comme le sien, capable d’être à la fois sur WAP et de sortir Cobra, c’est génial. J’espère qu’il y aura plein d’autres artistes comme elle.

La nouvelle génération d’artistes féminines a un peu tué le mythe de la pop star parfaite. Si tu regardes des profils comme Chappell Roan ou Charli XCX aujourd’hui, ce sont des artistes qui parlent de leurs failles. Les fans s’identifient à ce côté très humain, et c’est cette connexion qu’on n’avait pas forcément avec des groupes comme les Spice Girls, tu vois ? C’est vraiment un switch.

Ellianie : Si tu devais choisir cinq morceaux que toutes les femmes devraient écouter le matin pour affronter la journée et être dans leur mood “bad bitch”, lesquels choisirais-tu ?

Morane : Alors, je dirais :

  • Cobra de Megan Thee Stallion, pour être en mode bad bitch mais une bad bitch connectée à ses émotions.
  • Anaconda de Nicki Minaj
  • Up de Cardi B
  • DA de Shay
  • BAD BITCH de Le Juiice, un son trop bien qui apparaît dans le docu.

Affiche du documentaire (Crédit : Louise Gholam)

Pour visionner le documentaire, rendez-vous sur France TV Slash.

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