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La Valentina, rapper la diaspora avec piquant 

Texte: Yolanda Novoa

Entre rap et reggaeton, drill et dembow, la rappeuse colombienne La Valentina livre depuis quatre ans une musique éclectique et personnelle. Rencontre avec une artiste qui décide de tracer son chemin entre fierté identitaire et liberté créative. 

33 Carats : Salut La Valentina, comment tu vas ?

La Valentina : Très bien, merci beaucoup. 

Quel a été ton tout premier contact avec l’art ? 

Mon premier contact avec l’art, ça a été la danse. J’ai commencé l’initiation au conservatoire à quatre ans, en danse classique, et j’ai continué jusqu’à mes vingt-et-un ans en cursus semi-professionnel puis professionnel. A dix-huit ans, j’ai intégré des compagnies de danse contemporaine, danse contact et de modern-jazz.

Quand commences-tu à faire de la musique ? 

Ça s’est fait très naturellement. J’ai la chance d’avoir baigné dans la musique dès mon plus jeune âge, d’abord grâce à ma culture : je suis colombienne, je suis née là-bas et suis arrivée en France à l’âge de deux ans. Ma mère nous faisait écouter beaucoup de salsa pour garder le lien avec le pays, et mes deux grand-frères me faisaient découvrir le rap, le reggae, le rock… J’écoutais de la musique tout le temps, presque de manière obsessionnelle. L’un de mes frères écrivait du rap, et l’autre des histoires, donc j’ai toujours été connectée à l’écriture via la musique et l’envie de m’exprimer. 

Dans ton morceau “Pour de bon” sorti en 2023, tu rends hommage à des albums cultes du rap français. Qu’est-ce que tu écoutais plus jeune ?

J’écoutais beaucoup de rap français et de rap de manière générale comme Lunatic, la Cliqua, Rocca, Tres coronas, IAM, Scred Connexion, Lauryn Hill… Mais aussi du reggae et de la salsa comme Héctor Lavoe, Fruko y sus Tesos, Rubén Blades, Willie Colón…

À quel moment tu décides de partager ta musique ?

C’est arrivé super tard. J’ai toujours écrit en cachette car, comme beaucoup, j’avais le syndrome de l’imposteur, je pensais que ma musique n’était pas assez bien. En plus, mes deux grands frères étaient de vrais modèles d’écriture, et en écoutant tous ces albums mythiques du rap français, où l’écriture me fascinait, je n’osais pas prétendre que je pouvais également sortir des sons rap. Partager sa musique c’est aussi dévoiler son intimité et ses pensées au public, tu deviens vulnérable car tu t’exposes aux critiques. 

Puis un jour, je décide d’arrêter la danse, car si je continuais, c’était plus par habitude que par passion, et de me mettre à fond dans la musique. Je comprends que c’est ce que j’aime réellement, dès que je rentrais le soir, la première chose que je faisais était de mettre une prod et écrire. 

En 2022, je rencontre Tonio, mon manager et producteur, dans un concours de rap à Paris. On a connecté et décidé de sortir un projet ensemble. 

À partir de quel moment tu décides de mêler le français et l’espagnol dans tes textes ? Pourquoi ce choix ?

C’était une évidence parce que chez moi je ne parlais qu’espagnol, surtout avec ma mère. Quand elle est arrivée en France, elle travaillait seule comme femme de ménage et avait peu de possibilité de continuer de pratiquer sa langue. Au début, l’espagnol apparaissait dans ma musique par des petits rappels comme un refrain ou un couplet, ça n’avait pas la même place qu’aujourd’hui. 

Tu penses que ce bilinguisme t’a ouvert des portes, ou au contraire, t’a parfois mise à l’écart ?

Je pense que c’est un peu des deux. L’industrie a parfois peur du bilinguisme avec l’espagnol. En France on n’a pas vraiment d’artistes hispanophones qui aient percé, à part Rocca mais il fait partie de l’ancienne école. 

Mais, en même temps, ça m’a ouvert des portes car je parle à la diaspora, à un public qui a parfois besoin de se reconnecter à ses racines. Et c’est une manière de dire que nous aussi, enfants de la diaspora, on existe. 

Ton style est très singulier : un mélange de rap et de musiques latino-américaines. Quelles sont tes influences principales ?

Avec Tonio, on essaie de créer de la musique en croisant nos bagages culturels. Je lui apporte la salsa, le reggaeton, et le rock, qu’il interprète à sa manière. De son côté, il va m’apporter ce côté trap et drum. On invente nos propres mondes avec ce qu’on aime dans le but d’avoir un projet abouti. J’ai une patte très dark, lui aussi, donc ensemble on essaye d’explorer le dark raggaeton. Mes plus grandes influences restent la salsa, le rap français et US, et le reggaeton. 

Comment tu décrirais ta musique ?

J’aspire à ce que ma musique soit changeante tout en gardant notre patte un peu dark. Mais avant tout, je dirais qu’elle est mélancolique, très bossy et féministe.  

En 2022, tu sors ton EP Encantada. Comment s’est passée la création de ce projet en indépendant ? 

Ça a été un vrai défi parce qu’on avait aucune idée de ce qu’était l’industrie musicale, on l’idéalisait beaucoup, on était deux jeunes ayant tout lâché pour faire de la musique, on travaillait à côté et on devait tout financer. Confrontés à la réalité, on s’est rendu compte que la musique est un sport de riches, que malgré les meilleures intentions au monde, il faut une stratégie derrière. Ce premier projet a été une véritable découverte, on a appris toutes les étapes de sortie d’un projet et on a eu l’opportunité, grâce à lui, de faire des scènes, et de rencontrer notre entourage. 

En 2023, tu fais une apparition dans l’émission Nouvelle École. Comment as-tu vécu cette expérience ?

On m’avait contacté après m’avoir vu dans un open-mic. A la base, j’avais peur que ce soit trop télé-réalité, puis on s’est concerté avec Tonio, on s’est dit que je n’avais rien à perdre, tant que je savais garder mon contrôle et que j’avais conscience que c’était pas la fin d’une vie. Finalement ça s’est révélé être du positif, il y a des gens qui m’ont découvert grâce à ça, et ça m’a donné une petite exposition et d’autres opportunités de scènes.

En 2024, tu sors ton EP Del Amor y otros Demonios qui parle aussi de quête identitaire. Comment construit-on une identité latino-américaine en grandissant en France ? 

C’est la question que je me pose dans tout l’EP. Je ne savais pas si j’étais légitime de me dire colombienne. Mais, en même temps, en rentrant chez moi, personne ne parlait français y compris dans l’immeuble dans lequel j’ai grandi jusqu’à mes 11 ans, je n’avais pratiquement que des voisins colombiens. On m’a transmis la culture qui est celle de mes parents et de ma famille mais j’ai toujours eu l’impression d’être colombienne par souvenir et par ce qu’on me racontait, car finalement je n’y ai pas vécu ; j’y suis retournée pour la première fois cette année. Je n’étais pas non plus perçue comme étant complètement française, on ne m’a jamais donné la nationalité, on me demandait toujours « tu viens d’où ? », alors même que j’habite ici depuis mes 2 ans. Cette illégitimité, beaucoup d’enfants d’immigrés la ressentent. 

2024 a été une grosse année pour toi : première Boule Noire sold-out, des festivals comme Marsatac… Tu es très présente sur scène. Pourquoi le live est si important pour toi ? 

Parce que c’est ma manière de montrer que ma musique a sa place. S’il y a des portes qui se ferment dans l’industrie, j’essaye d’en ouvrir d’autres via le live. Je trouve que c’est la manière la plus honnête de partager ma musique et de voir directement son effet sur le public. C’est les seuls moments où moi, artiste colombienne et indépendante, j’ai une ouverture pour transmettre ma musique. C’est grâce au live que j’ai été programmée à Marsatac. 

Crédit photo : Ladurso

Tu travailles avec Tonio Ocho, qui est à la fois ton manager et ton producteur. Comment fonctionne votre duo dans la création de tes morceaux ?

En général on a une idée, une envie, Tonio Ocho s’enferme pour créer des prods qu’il me propose, je vois ce que j’aime, puis on travaille dessus. Il va essayer de retranscrire la vision que j’ai en la mélangeant avec ses univers et ses influences. On essaye d’aller le plus loin possible dans les visions et de changer souvent d’univers, tout en conservant une cohérence parce que c’est ça qui fait l’identité de l’artiste. 

Tu as sorti cette année le premier volet Crimen y Castigo, Vol.1. Pourquoi ce titre ?

Je suis passionnée par la littérature russe, et j’ai été marquée par ce livre Crime et Châtiment de F.Dostoïevski, dans lequel je remarquais beaucoup de similitudes entre le personnage de Rodion Raskolnikov et l’état dans lequel je me trouvais au moment de l’écriture : dépression, descente aux enfers… Je voulais trouver un concept qui représentait ce que je ressentais sans pour autant me victimiser. Rodion est mon alter égo, cette rage de vivre et de s’en sortir mais c’est aussi l’acceptation de ma sensibilité. Les quatre morceaux retracent un chemin : la descente aux enfers, la prise de conscience, la réflexion puis la transformation en quelque chose de meilleur. C’est un processus qui m’a fait beaucoup de bien et le dernier titre Dejalo représente cette volonté de laisser mes démons derrière moi. 

Tes clips sont toujours très travaillés, notamment dans Not Jolie, l’ambiance est sombre et presque cinématographique. Qu’est-ce que tu voulais transmettre ?

Je voulais montrer la dualité du personnage de Rodion, à la fois très autoritaire et fragile. Avec L’Enfant Soleil, le réalisateur, j’ai imaginé la mort de ma dépression. Il y a deux moi : une plus autoritaire et l’autre plus sexy. Not Jolie représente tout ce qui me dégoute chez moi comme chez les autres, c’est toutes les choses qui m’ont rendu triste : le racisme, la trahison, les hommes qui draguent des mineurs, la fin de l’amour… C’est grâce à ma nouvelle équipe composée de Tonio, L’enfant Soleil, Ladurso (ma dj) et Eshity (ma styliste), que je réussis à créer cet univers. 

Tu es retournée en Colombie cette année pour la première fois. Qu’as-tu ressenti et pourquoi ce retour maintenant ?

Un véritable choc. Plus jeune, je n’avais pas les moyens d’y retourner, ma mère nous élevait seule mes frères et moi. Puis la musique est devenue ma priorité, je devais mettre de côté pour payer mes mix, les décors… Aujourd’hui, j’ai signé, en licence, avec le label Costa Futuro, grâce auquel j’ai eu l’opportunité de jouer dans un festival en Colombie. J’ai beaucoup pleuré dans l’avion : c’était comme enlever une épine que j’avais dans mon cœur depuis des années. J’ai compris énormément de choses sur ma culture, sur moi. On y a tourné le clip Asho, j’ai rencontré des artistes et je comprends d’où vient cet amour profond pour la musique et la danse. Cette expérience m’a soignée et m’a montré la chance qu’on a de pouvoir voyager grâce à la musique. 

Dans Asho on te voit partager des moments de joie avec ton équipe mais on ressent une forme de mélancolie. De quoi parle ce morceau ?

Asho vient du portugais « Acho », qui signifie « je pense ». C’est une façon de lâcher prise : je laisse derrière moi mon ancien moi pour avancer. C’est aussi mettre de côté le personnage de Rodion qui m’a pris beaucoup d’énergie. Aujourd’hui j’ai envie de me montrer vulnérable, et pour aller de l’avant il fallait que je laisse mon passé. 

Tu viens de sortir Maria’s Tape. Qu’est-ce que ce nom symbolise pour toi ? 

Maria vient de mon premier prénom « Maria Valentina ». Pendant très longtemps j’ai eu honte de m’appeler Maria car ça me renvoyait au fait que j’étais différente. Les profs avaient du mal à prononcer mon prénom donc je leur disais de m’appeler Valentina, parfois ils m’appelaient même « Valentine ». J’ai compris, plus tard, que je me mettais aussi des barrières et qu’il fallait que je déconstruise ce schéma de pensée pour m’accepter réellement. J’avais besoin de reprendre ce prénom et de prendre par la main la petite fille, qui avait honte de son prénom, de sa nationalité, et embrasser qui elle est. Maria représente aussi les clichés que les gens ont sur les femmes latinx, et l’hypersexualisation. J’ai été élevée dans une esthétique particulière et ce n’est pas pour autant que je n’ai pas été élevée pour développer mon intellect. Maria’s Tape représente la petite fille qui rêvait de ressembler aux femmes de son pays, et qui aujourd’hui en est fière.

On y retrouve Big Brain Big Culo dans lequel tu dis « Soy latina big brain, asumida », c’est une phrase forte et revendicatrice, qu’est-ce que voulais affirmer dans ce morceau ? 

Je voulais taper sur tous les clichés : « les latinas vous êtes trop chaudes », « vous êtes toutes des salopes ». Et si, demain, j’ai envie d’en être une, qu’est-ce que ça peut te faire ? J’ai un énorme cerveau et des grosses fesses, et alors ? J’ai eu envie de revenir aux bases et de parler comme on me parle. Les femmes n’ont pas à s’excuser car des hommes ont un problème avec leur masculinité et essayent de rabaisser une femme dès qu’elle s’exprime ou est sure d’elle. Big Brain Big Culo exprime cette volonté de ne plus m’excuser d’être qui je suis. 

En France, la communauté latino-américaine reste peu visible, même si ça évolue. Que penses-tu de l’explosion du reggaeton, du dembow, du funk brésilien ? 

Merci mon Dieu, je savais que ça allait arriver mais je ne savais pas quand. Lorsqu’un artiste de l’envergure de Bad Bunny a mis en lumière notre culture, cela nous a fait beaucoup de bien, même s’il y a des artistes qui le faisaient depuis longtemps.  Maintenant il faut que ça prenne en France. Ça me fait trop kiffer de voir des artistes se mettre à faire du reggaeton, d’aller sur les quais et de pouvoir danser la salsa. Arrêtons de nous fermer à des styles parce qu’on ne comprend pas la langue, on écoute bien du rap US sans toujours comprendre, alors pourquoi pas l’espagnol ? 

Qu’est-ce que ça a changé pour toi de signer un contrat de licence ? 

Ça a été un vrai coup de pouce. On fait 80% du travail avec Tonio mais ça nous a aidé financièrement. Par exemple, les visuels de Not Jolie ont été réalisés grâce à ça ; j’aspirais vraiment à avoir de beaux visuels, c’est très important dans un monde aujourd’hui. Cette signature nous a permis de lâcher un peu prise et d’accéder à de nouvelles scènes, notamment en Colombie et bientôt à Tenerife. Grâce à cette signature on a aussi une attachée de presse latino-américaine qui nous ouvre les portes des médias latino-américains. 

Si tu devais conseiller UN morceau de ta discographie, à quelqu’un qui ne te connaît pas, lequel choisirais-tu ?

J’en conseillerais deux : Not Jolie et Big Brain Big Culo. L’un est plus trap et l’autre plus dembow, ensemble, ils montrent bien qui je suis dans tous les mondes. 

Quels sont tes prochains projets ?

On a pas mal de dates : Tenerife en Espagne, le festival du journal Le Monde à Paris, MIL Lisboa à Lisbonne, Uzès, Bordeaux, Genève, Calice en Espagne… On est très contents ! 

Et enfin, qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour la suite ?

De continuer de grandir musicalement. D’aller toujours plus loin dans mes idées que ce soit musicalement comme visuellement pour que ma musique me ressemble de plus en plus. J’espère aussi grandir en terme d’audience, partager notre musique au plus grand nombre, et faire de plus en plus de scène en France et dans d’autres territoires. Et bien sûr, d’avoir la santé. 

Crédit photo : @billet.pour.deux
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