Appelle-les «Les Originaux» : deux pionniers qui ont traversé le temps sans jamais perdre leur route. Rocca et Eric Blaze sont des artistes qu’on ne présente plus. Globe-trotters du hip-hop, ils ont fait vibrer Paris, New York, Montréal et bien d’autres scènes, en restant fidèles à leurs racines. Rocca, MC légendaire, a traversé les époques tout en restant intemporel. À ses côtés, le DJ, beatmaker et disquaire E. Blaze, actif depuis le groupe Tout Simplement Noir, continue à militer pour le rayonnement du hip hop avec des concepts comme la Beat Tape Session. Pour cette prochaine édition prévue le 19 septembre au New Morning, cette rencontre croisée exclusive avec ces deux figures qui incarnent une vision originelle du hip-hop.
Des affinités incontournables
Linho : Comment vous définiriez-vous aujourd’hui après des décennies de carrière ?
Rocca : On a plusieurs points en commun, et le premier, c’est le hip-hop. On est nés dedans, moi j’ai choisi le MCing, et Eric a choisi le digging et la prod. Pour moi, le digging fait partie aussi du hip-hop, car les diggers sont un peu des nerds, ils doivent aller chercher des prods, encore plus à notre époque. Nous-même les rappeurs, nous devions chercher des prods, des faces B pour rapper dessus et tout, je rappelle qu’on n’avait pas Internet, fallait se renseigner.
Et le second point commun, c’est qu’à un moment donné, on a tous les deux vécu à New York. Eric a vécu là-bas pendant 20 ans, moi, j’y suis resté de 2002 à 2013. Mais même aujourd’hui, on continue à apprendre l’un de l’autre, à trouver d’autres points communs, mais je pense que les deux choses où on se reconnaît, c’est le hip-hop, et le fait d’être parti à New-York pour vivre un rêve.
Eric : Je dirais qu’on est tous les deux des amoureux de la culture, de vrais activistes du hip hop, mais chacun le fait à sa façon. C’est comme ça qu’on se connaît.

L : De quand date votre première rencontre ? Car vous êtes deux personnalités de deux grands groupes : Tout Simplement Noir et La Cliqua. Vous vous connaissiez déjà avant ou c’est via la musique que vous vous rencontrez ?
R : Je me rappelle des premiers CD et vinyles de TSN, à cette époque là, tout le monde se connaissait à peu près, tout le monde se croisait ou était le pote d’un pote, on n’était pas une grande famille, mais le milieu était très petit, tout le monde avait un ralliement avec quelqu’un d’autre.
E : Et nous, on s’est vraiment connectés sur New York. Par exemple,on a été tous les deux au concert d’Eric B et Rakim en 2006, au B.B.King. Le B.B.King, une salle de concert qui n’existe plus, où il y a eu beaucoup de concerts hip-hop légendaires.
Rocca : En première partie, il y avait Cormega, AZ, Tragedy Kadhafi.
L: Mais d’ailleurs, Cormega a déjà posé avec ton groupe, Tres Coronas ?
R : Oui, ce sont des gars du Queens qui nous ont connecté avec lui.
L : Il y a aussi un lien avec Eric car il a produit pour beaucoup de gars du Queens : Littles, Screwball, Blaq Poet…
R : Mais c’est parce qu’Eric n’a pas fait le « frenchy » qui débarque là-bas et qui traîne qu’avec la communauté française. Il s’est intégré et a fait partie du microcosme du hip-hop new-yorkais. C’est un activiste du hip-hop, malgré son accent [Rires]. Mais c’est un activiste qui était très important. Déjà il y avait la boutique A1(célèbre disquaire new yorkais) on se retrouvait là- bas, et on allait chercher des vinyles, des samples…
E : Et il y avait tout le monde qui passait à cette boutique, des grands producteurs et tout. Et pareil, Rocca il a vraiment vécu New-York, il était pas dans un hôtel tout doré…
R : Je ne vivais pas de la SACEM que je ne recevais pas [Rires]. J’ai tout recommencé à zéro, en inventant un nouveau répertoire en espagnol, et en kickant dans la communauté latino de New-York, ça faisait du bruit car les gens en entendaient parler.
E : Pour l’anecdote, la personne qui m’a parlé de Tres Coronas, avec beaucoup d’amour, c’est quelqu’un qui s’appelle Gaby Acevedo…
R : Gaby, de SRC [Records], qui était le manager de Big Pun ?
E : Exactement. Il était très chaud sur Tres Coronas, il voulait les signer et tout.
L : Et t’as pas fait un truc avec les Beatnuts ?
R : Si, on a fait un truc avec les Beatnuts, on a collaboré avec beaucoup d’artistes là-bas. Je m’en rappelle, d’ailleurs ce jour là, on est cités à SRC, et ils venaient de signer Akon, et donc il était là, dans les bureaux mais on ne le connaissait pas encore, et il a chill tout l’après-midi avec nous, il a écouté tout l’album de Tres Coronas, parce qu’on était en réunion là bas. À la base, Tres Coronas devait faire le remix de Locked Up en espagnol, mais finalement, ils ont mis Julio Voltio, parce que c’est un Portoricain, et entre eux, ils s’aident un peu plus. Nous, les Colombiens, à l’époque, on avait pas l’appui médiatique qu’on a aujourd’hui, grâce au Cartel de Medellin [Rires], et aux blanchiments d’argent qu’il y a dans le reggaeton, il n’y avait pas de pouvoir économique qui pouvait marquer les américains et les portoricains car eux, ce sont des Américains qui parlent espagnol, mais ils ont une vision du business bien précise. Quand les Colombiens sont arrivés avec cet argent blanchi, et le reggaeton colombien tout à changé, aujourd’hui quand tu dis que t’es olombien à New-York, ça passe crème alors qu’à l’époque, il y a 20 ans, c’était que des portoricains, ils étaient étonnés de voir d’autres activistes latinos.
La vista larga, un temps d’avance
L : Ton alias à toi c’est El Original, et toi aussi Eric t’es un original. Aujourd’hui, t’as beaucoup de beatmakers qui font des prods pour des américains, comme Kyo Itachi, et Rocca, t’as fait des collaborations avec des cainri, tu as rappé en Espagnol avant même que ce soit à la mode, vous n’avez pas cette impression d’avoir été en avance par rapport à votre époque ?
E : Tout s’est fait naturellement, je n’ai jamais calculé. S’il y a un truc que je voulais faire, je le faisais et on m’a donné l’opportunité de le faire aussi. Quand je travaillais avec des mecs comme Screwball, on s’est d’abord rencontré puis les choses se sont faites, mais tout part autour du digging, du sample, tu ne calcules pas, tu fais !
R : Chez nous, on dit «vista larga», on a la vision longue, ce qui fait qu’on était à Paris, on a commencé ici et on en est fiers, ça a été très formateur pour nous, une école très importante dans nos carrières et dans nos choix, mais on a toujours eu une vision, surtout moi, j’ai dit «le monde c’est mon quartier», j’ai jamais vu la fin de mon horizon au bout d’une rue, d’une cité ou de la fin du périph’. J’ai toujours vu ma musique comme une vision universelle. New-York c’était un bon point de départ, ce que je voulais vivre là bas, je l’ai vécu, vraiment. J’ai « Run » NYC. On a vraiment vécu New-York, on s’est intégré, on faisait partie du panorama. On ne vivait pas de nos chèques Sacem. J’entendais souvent le nom d’Eric être mentionné par plusieurs personnes, que ce soit par rapport à la boutique, ou autre, on se croisait souvent via des gars comme Armen. Et puis mes gars du Queens ou de Brooklyn me parlaient beaucoup de lui. Eric était implanté chez les afro-américains et moi du coté du hip-hop latino qui émergeait au début des années 2000. Dans les années 90, les latinos parlaient anglais, il n’y avait pas encore une communauté fraîchement débarquée. La communauté qui était dans le hip-hop, c’était des Portoricains qui sont nés à New-York ou qui sont arrivés très jeune, donc ils ne maîtrisaient pas forcément bien la langue, ils étaient complètement intégrés à la culture afro-américaine et le hip-hop. Tu regardes bien, les breakers, les DJ, les Mc de l’époque, il y avait toujours un latino. Ce qu’on dit souvent à New-York, c’est que là où il y a un latino, il y a un afro-américain, et inversement. Mais il n’y a pas eu d’école de hip-hop en espagnol. Big Pun a ouvert une brèche, Cypress Hill a ouvert une brèche mais elle existait déjà, ils ont juste donné une vision. On a toujours été là mais ça rappait en anglais. Mais ça ne rappait pas en espagnol, donc on a été parmi les premiers à le faire en début 2000. On sait faire swinguer la langue espagnole, comparé aux anciens.
L : J’ai une question pour toi Rocca : tu as rappé en espagnol et en français, par exemple Cimarron, t’as fait un album en français, par l’intermédiaire de DJ Duke, et ensuite en espagnol…
R : Je l’ai écrit en espagnol à la base. L’album avait été entièrement conçu en espagnol, et Duke me dit «eh, Rocca, t’es trop relou, depuis le temps qu’on devait faire un projet ensemble depuis tant d’années, j’ai envie que tu kickes en français». J’habite plus en France depuis très longtemps donc j’avais du mal à réintégrer le français dans mon rap. Je suis venu dans une période où c’était les émeutes sociales ici, les gilets jaunes, et simultanément, il y avait aussi des émeutes sociales en Colombie, à cause du gouvernement, narco-politique qu’il y avait à ce moment-là. Je vivais des turbulences très fortes qui m’avait poussé à écrire
en espagnol, quand j’arrive en France, il y a des manifs de ouf, donc je remets un pied sur l’actualité, je retourne dans les quartiers, je commence à remanier la thématique que j’avais développé sur Cimarron en espagnol, sur ce qu’il se passe en France, et je pense que j’ai réussi. Tu écoutes Esclave moderne ou Charmeur de serpent, ça reste très actuel sur ce qu’il se passe. J’ai réussi à faire le switch, mais c’est la dernière fois que je fais ça.
Tous les albums que je ferai en français resteront en français, et ceux que je ferai en espagnol resteront en espagnol. C’est un exercice de style qui a été fructueux, mais c’est beaucoup de travail pour l’ère du digital qui est trop ingrate.
L : Et tu n’as jamais pensé à rapper en anglais aussi ?
R : Non car c’est pas une langue avec laquelle j’ai grandi, et avec laquelle j’ai une familiarité, et de toute façon, je n’aurais pas le même niveau en anglais que j’ai avec le français ou l’espagnol. Je suis aussi bon en français qu’en espagnol, et je ne vais pas me mettre à rapper en anglais si la concurrence c’est Jay-Z ou Nas.

Spiritualité et art du détail musical
L : Justement, vous êtes plus Queens, Brooklyn, Bronx ?
E : Ça dépend qui.
L : Moi, ce sont mes deux rappeurs préférés.
E : Entre Jay-Z et Nas ?
L : Oui, mais je préfère la discographie de Jay.
R : C’est pas une question de discographie mais de spiritualité de mon côté. Lyricisme, et hip-hop culture, je suis du côté de Nas. Jay-Z a un esprit hip-hop ,mais il est plus bling-bling dans ses textes, alors que Nas, c’est un poète. Il est tellement poète qu’il s’en bat les couilles du business.
E : J’aime Jay-Z mais il a un côté trop calculateur, même dans sa façon de faire ses albums. Alors que Nas, il va se mettre sur un breakbeat et c’est parti.
R : Son écriture est au-delà de ce que Jay-Z peut exprimer, avec son style à lui. Nas il te dit des trucs, tu peux pleurer. Je n’ai pas cette émotion là quand j’écoute Jay-Z, il est juste pertinent.
L : Jay-Z, tu mets Song Cry et tu pleures, juste la prod de Just Blaze…
R : Oui mais c’est plus calculé. Nas, quand il fait un morceau sur sa mère, tu sens que c’est son âme qui pleure dedans.
E : Memory Lane, avec les scratchs de DJ Premier qui sont dessus. Les gens ne savent même pas d’où viennent ses scratchs. La phrase qu’il scratch vient du morceau The Symphony du Juice Crew, c’est pour ça que ce morceau est très culturel et qu’il me touche. Peu de gens ne savent pas. C’est pour ça qu’Illmatic est intouchable. L : Dans une interview, t’avais dit que quand t’écoutes un sample, tu peux écouter le même truc, tu découvres toujours des choses : des scratchs, des bruits…
E : Ça, c’est mon oreille de beatmaker, je ne fais même pas exprès. Je suis tellement dedans, le son quand je l’écoute, c’est l’instru que j’écoute, dans les détails. Même si je peux apprécier le morceau en lui-même.
L : Mais pour vous, c’est quoi un bon sample ?
R : Ça dépend de ce que tu veux travailler dessus, il y a tellement de styles différents. Pour moi, c’est la loop parfaite qui te mettra suffisamment en transe pour que tu puisse kicker. Il faut trouver le découpage qui te mettra en transe. Le hip-hop c’est comme les musiques tribales, la différence c’est que c’est fait avec des machines. Ça se répète mais c’est suffisamment riche pour que ce ne soit pas relou.
L : Moi ce que j’aime dans tes productions Rocca, je pense à une prod comme Mi Tumbao avec Tres Coronas, je me rappelle même de El Consejo, l’interlude dans ton premier album, c’est mon morceau préféré.
R : Les scratchs de voix viennent d’un groupe vénézuélien qui s’appelle Grupo Mayara, un groupe folklorique venezuelien, il parle en prose, en faisant des rimes, il raconte comment on peut manipuler le peuple facilement par son ignorance et lui faire accepter de bas salaires.
L : Mais comment vous décidez de choisir le sample ? Quelle est votre méthode de travail ?
E : Juste en écoutant des vinyles, on est de gros collectionneurs de vinyles. Il y a toujours un moment où, même si t’écoutes d’une oreille, ou t’écoute sans forcément chercher un sample…
R : Tu découvres un truc parce que c’est intriguant, rien que par la pochette, puis tu vas regarder les crédits pour voir qui a fait les percussions, et c’est là où tu te dis « ah, d’accord, j’ai capté ».
E : Un jour, Primo vient au magasin, on est là, on parle, puis il va chercher des disques, dix minutes après, il revient avec une pile comme ça, alors qu’il n’a même pas écouté les disques, il rentre chez lui pour chercher des choses après.
R : La majorité des samples que j’utilise, ce sont des trucs que j’écoute tout le temps, ce sont des disques qui font partie de ma collection de musique, et ça peut être n’importe quoi. Par exemple, il y a une semaine j’ai trouvé une loop de malade dans un des premiers albums de Prince Nico Mbarga, c’est un disque que j’écoutais plusieurs fois, mais là, je me suis concentré, j’ai trouvé et j’ai dit « hop, ça part ». Ma source d’inspiration, en dehors du rap, c’est la musique folklorique colombienne ou la musique afro-cubaine yoruba. Ça peut m’inspirer pour faire un truc sur un refrain ou autre, et pas forcément le dernier projet de Raekwon.
L : Qui ont été vos professeurs en prod ?
E : Dans la longévité, je dirais DJ Premier bien sûr, il est là depuis longtemps, sa discographie est incroyable. Alchemist, très très fort, longévité et constance. Il y a des nouveaux que j’aime bien : Cardo Got Wingz sur la West Coast, il m’a mis des claques. Dans les anciens de la West Coast, il y a DJ Battlecat que j’adore, DJ Quik ; un grand musicien, depuis son premier album, il est très sous-estimé, je ne sais pas pourquoi ? Peut-être qu’il a tué sa carrière avec ses coupes de cheveux [Rires]. Kyo aussi, il est très très fort. Il a son son à lui.
R : Moi je parle très souvent avec Kyo, il est tous les jours en train de faire du son, et il a toujours des trucs incroyables à te faire écouter. Prolifique. Quand je suis en Colombie, c’est le seul gars que je peux appeler, il est 21h à Bogota, 4h du matin à Paris, je l’appelle, il répond « ouais, j’suis en train de faire un son de malade », il est 4h du matin, il a pas dormi, « rappelle moi dans 2h, je termine 3-4 sons et je te les envoie », il arrête pas de travailler.
L : Et toi (Rocca), en rappeurs ?
R : Je vais te les citer chronologiquement : Rakim, Big Daddy Kane, Kool G Rap, Guru (Gangstarr), Nas, Big Pun, 2Pac, Prodigy, Raekwon et Ghostface, tout le Wu-Tang, et le dernier MC qui m’a tué, c’est 50 Cent quand il est arrivé. Tous ceux qui sont arrivés après, je me disais « Ok, c’est bon, il rappe bien », mais c’est parce que je suis passé d’élève à professeur, et donc on ne voit plus les choses de la même manière. Ca ne veut pas dire qu’on apprend pas des autres, mais ça y est, on sait comment écrire un couplet, on sait quand on est au top ou qu’on ne l’est pas, si l’écriture est faible ou non, on sait plein de choses. A la fin, c’est plus les MC, c’est la globalité d’une prod qui va me satisfaire : un mix, le découpage de la production, le mastering, les effets qu’il a mis, comment le rappeur a posé, comment ça sonne à la fin.
L : Et t’as déjà fait des beats ?
R : Oui, plein de sons que t’entends, ce sont des sons à moi, depuis l’époque de La Cliqua, même des hits, par exemple le morceau Elevacion, El Original, le morceau avec Big Red, Laisse couler, c’est moi, je suis le producteur musical de Tres Coronas, tout passe par moi dans la production. Cimarron, à la production, c’est Duke et moi, la majorité des sons que t’entends, c’est ma MPC.
L : Et toi Eric, t’as déjà rappé ?
E : Oui, quand j’ai commencé avec Tout Simplement Noir c’était pas mal, mais j’ai fait un mea culpa, le rappeur doit se mettre devant et bomber le torse, moi je prenais plus plaisir à être derrière la machine. Pour moi, tu peux pas être un rappeur et vouloir rester derrière. Tu dois être devant.
R : Même si Havoc est super fort (en tant que rappeur), mais quand il y a Prodigy, tu le vois tout de suite « Ok, Havoc, t’es chanmé, mais Prodigy ! », et je pense que c’est là où il y a le truc. Pareil avec RZA, il est super fort, je l’adore, mais Raekwon… Ça se voit qu’il sait rapper (RZA), mais quand t’es MC, faut être à 100% MC.
L : Vous avez parlé d’Alchemist, il fait beaucoup de collaboration, c’est peut-être le beatmaker qui a fait le plus d’albums collaboratifs : Prodigy, Boldy James, Larry June, et il y a toujours son nom à côté, ce sont de vraies collaborations. Vous n’avez jamais pensé à faire la même chose ?
R : Tout est ouvert maintenant, toutes les rencontres se font à des moments précis, je suis ultra prolifique en ce moment, j’écris et pose très vite, donc moi je suis ouvert. Si Eric demain me dit « viens, on va faire EP, on part sur ces bails là ».
L : Et d’ailleurs, c’est quoi la différence entre un beatmaker et un producteur selon vous ?
R : Moi, je te la donne la différence. Personnellement, je me considère plus producteur que beatmaker, par exemple. En ce moment je travaille avec l’un des meilleurs beatmakers qui est Kyo Itachi. On s’entend super bien car on a du respect pour ces deux disciplines là. Le producteur est celui qui va écouter la production du beatmaker, et de là, il va dire « à partir de ça, je peux t’amener à un next level, sans dénaturer ton son !». Un bon producteur, faut qu’il soit passé par le beatmaking pour être un bon producteur, par exemple si il travaille avec un beatmaker, il ne doit pas dénaturer son son, son kick, son snare mais il peut aussi amener autre chose, comme un bassiste par exemple ou une flûte traversière. Il doit amener le beat à un autre niveau. Le producteur, c’est l’arrangeur, le directeur artistique, le visionnaire c’est lui qui peut faire qu’un morceau prévu pour une mixtape se transforme en un hit.
E : Exactement, c’est ce qu’on disait hier en Espagne, sur un beat on peut dire « là, il faut un changement, change la loop là au bout de 4 temps, 8 temps », t’auras la vision du morceau en grand, c’est pas juste l’instru, c’est l’ensemble du morceau.
R : C’est comme Michael Jackson et Quincy Jones, MJ arrive avec sa production, il avait déjà des maquettes de l’album Thriller qu’il avait fait avec sa bouche et avec des synthés basiques à la maison. Ce sont ces maquettes qu’il à ramené à Quincy Jones, et il a dit « ok, on vire la boite à rythme, et on met ce batteur là, pas l’autre, celui-là car c’est lui qui va te ramener le groove que t’essaies de faire avec ta machine. Le bassiste, j’ai capté ce que tu veux faire avec la bouche, c’est ce gars là, laisses moi ramener des arrangements de violon, je pense que ça pourrait ramener un truc bien », ça c’est un producteur, il a pas dénaturé l’œuvre initial de Michael Jackson, il a simplement ramené l’œuvre à un niveau supérieur, ça c’est un producteur. Tu retrouves la même chose dans la Fania All Star (on peut les considérer comme les fondateurs de la salsa) avec des noms comme Johnny Pacheco, Willy Colon etc.
L : Qu’est-ce qui fait qu’une musique ou qu’un disque traverse le temps ?
R : La spiritualité, quand l’artiste ou l’orchestre, ou que l’album est fait avec spiritualité, car la spiritualité c’est une énergie, et l’énergie a toujours besoin de bouger, elle ne reste pas figée, donc dès que tu la sors d’un disque, Bam ! C’est comme l’énergie d’un bon livre, dès que tu ouvres le livre, tu peux sentir l’énergie de l’auteur, elle t’enveloppe et elle traverse les époques. Quand la musique est tendancieuse, elle meurt, à l’instant. C’est comme un chewing-gum sans goût, certes, elle a retiré la mauvaise haleine, mais ça ne t’a pas nourri, le chewing gum a juste camouflé la sensation de faim, mais le goût part très vite et tu le jettes et cela ne te nourrit pas. Une bonne musique nourrit ton âme.
L : T’es très spirituel, on le sent dans toute ta musique.
E : Mais c’est ça quand tu crées un morceau, faut qu’il soit spirituel.
R : Aujourd’hui dans l’ensemble, la musique n’a plus d’âme, c’est devenu une diarrhée, forcément, tout le monde a la chiasse en ce moment [Rires général]. On est arrivé à une époque super médiocre, donc les niveaux sont médiocres, et l’intelligence artificielle peut se caler à cette médiocrité, elle arrive à rentrer dans cette médiocrité parce que c’est simple écrire comme untel c’est trop simple. Par contre, écrire comme Nas, chanter comme James Brown, comme Aretha Franklin, l’IA ne pourra jamais, elle n’a pas d’âme. C’est une illusion, c’est juste un outil. Donc toute la musique peut être copiée par l’intelligence artificielle, elle sera révolue dans le temps, elle ne sera pas immortelle, elle sera anecdotique.
E : T’écoutes des albums, t’apprends comment ça a été fait, il y a de la spiritualité, et dans tous les genres de musiques. Moi qui suis disquaire, j’ai découvert plein d’albums, et j’en collectionne depuis 30 ans. Tu prends par exemple dans le rock, on va dire The Eagles, Hotel California, quand tu l’écoutes, t’as le droit de ne pas aimer, mais tu ne pourras jamais dire que c’est un mauvais morceau. Quand le morceau commence et que le mec rentre avec sa voix, c’est trop. On parlait de Michael Jackson et de Quincy Jones, c’est mortel, mais les gens ont tendance à oublier Rod Temperton pour Off The Wall et Thriller, il était le compositeur des Heatwave, qui mélangeait la soul, la funk et des arrangements classiques, c’est comme ça que Quincy l’a découvert et lui a dit « j’aimerais bien que t’écrives pour Michael et on travaille ensemble !», il a écrit le morceau Give Me The Night pour George Benson, Stomp pour George Johnson, et il a écrit Thriller pour Michael Jackson, le morceau éponyme donc et la moitié de l’album. Les trois ensemble : donc Michael avec sa folie, Quincy avec son perfectionnisme, Rod Temperton qui est académique, ça donné ce disque.
R : Et ça, ça permettra toujours de faire la différence dans la musique. Quand la musique devient industrielle, c’est à dire faite de manière mécanique, chiante, répétitive, même faite par les êtres humains, c’est que la société va mal, tu tournes en rond. Je pense que la musique souffre de cette chose-là, car ils ont capté que, malheureusement, la masse est vraiment ignorante, et on arrive à leur faire becter tout. On arrive à les faire élire ce président là, on arrive à ce qu’ils ne soient pas intéressés par leurs propres lois, on arrive à faire en sorte que la population consomme des produits qui sont néfastes pour leur corps, même s’ils le savent, donc à partir de là, quand tu permets toutes ces dérives, ces excès et ces choses néfastes pour ton corps et tout, c’est la porte ouverte à n’importe quoi. C’est devenu normal d’accepter de regarder des gens qui disent des conneries sur Tiktok parce qu’il se prennent pour des savants, ou qu’un mec puisse véhiculer des idées racistes et xénophobes, c’est normal de voir des rappeurs ne pas savoir freestyler, ne pas savoir écrire. Tout devient normal. Les artistes ont accepté de rentrer sur Spotify en acceptant que leurs masters coûtent 0.00033€. Ils n’ont pas bronché. Tout est libre. J’ai des difficultés avec l’ère digitale, même si ça m’ouvre de nouveaux panoramas, de nouveaux horizons.

Industrie et indépendance
L : Mais ça me fait penser qu’Eric, pour la collection For The Luv Of It , tu les as d’abord sorti en digital, puis il y a eu beaucoup de demandes, t’as décidé de les sortir en vinyles.
E : Je vais te dire une chose, et je n’ai pas honte de le dire : en digital, je ne fais aucun chiffre, mais par contre, presque tous les week-end, je vends des copies de mes albums dans ma boutique.
R : Par contre, je veux donner un conseil aux gars : réfléchissez ! Aujourd’hui, on a normalisé la pensée qu’un artiste pas connu ou pas mainstream, ou qui ne fait pas parti d’un réseau ou d’une campagne publicitaire d’une maison de disques…cet artiste va faire 5000 vues et les gens vont dire « oh, 5000 vues, c’est nul !». Ben 5000 personnes qui t’ont écouté ou qui ont vu ton clip, c’est pas rien ! Si tu fais un concert, et que sur ces 5000 personnes, tu as 2000 personnes qui viennent, tu fais un concert blindé, tu remplis un Olympia. Si tu sors 1000 vinyles, et que dans ces 5000 personnes, il y en a 1000 qui achètent tes vinyles, tu te fais 45 000$. Comment tu fais 45 000$ aujourd’hui, dans l’ère du digital, si t’es un jeune rappeur ? Ce n’est pas possible. Pour faire 1€, il faut que le morceau soit écouté 400 fois, voire même pas, 50 centimes. Avec 1 000 000 de vues sur Youtube, tu gagnes même pas 1000$. Dans l’indépendance, que ça soit dans la musique, le cinéma, les livres ou même la cuisine c’est pas tout le monde qui va avoir un million de clients par jour, un bon chef cuisinier il va faire maximum 100 couverts, au delà ça devient Macdonald, mais ça veut pas dire qu’il ne peut pas vivre avec 100 couverts tous les jours ?
E : Les DA de toute façon, tout ce qui les intéresse, pour un nouvel artiste, ce sont ces chiffres, faut qu’il fasse 200 ou 300 000 sur Tiktok ou Spotify, alors que ça ne veut rien dire. Tu peux être un artiste super talentueux, faire un concert et vendre des vinyles, alors que sur Spotify, tu vas faire 10 000 écoutes dans le mois, ben tu pourras pallier avec ton merch à côté.
R : C’est mieux parfois, un petit peu mais beaucoup ; c’est-à-dire que le petit peu que tu vends coûte cher et c’est exclusif, que pour faire beaucoup, ben tu as besoin d’avoir une machinerie derrière, et pas toute la musique ou l’art est conçu pour être digéré par une masse qui a la diarrhée.
L : [Rires] On va finir sur une note positive.
R : Mais frère, ils ont tous la diarrhée, et tu arrives avec un produit laitier, frais, mais ça ne vaut pas le coût, ils ont déjà la diarrhée.
L : Vous allez me donner votre top 5 producteurs et compositeurs, tous genres confondus.
E : Rod Temperton, DJ Quik, DJ Premier, James Brown
R : Johnny Pacheco, Quincy Jones, RZA parce qu’il a fait des albums rap de dingues et des musiques de films, The Neptunes, et Dr. Dre, en tant que producteur.

Crédits photos : Damien Paillard