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Shungu : « Beaucoup de musiques se perdent, le sampling permet de les faire revivre»

Texte : Mehdi Bouttier

Début novembre, Shungu, producteur bruxellois sortait son premier album, « Faith in the Unknown » avec un casting de rappeurs et chanteuses underground haut en couleurs. Sorti sur Lex Records, le mythique label londonien où MF DOOM et le producteur Danger Mouse ont fait leurs premières armes, il marque pour Shungu une nouvelle étape dans son parcours artistique. En l’espace de 15 ans, il s’est construit une solide réputation auprès de la scène underground où les boucles de samples entêtantes et les beats minimalistes continuent à faire vivre l’esprit du Hip Hop des années 90, sans être passéiste.

Présent sur la scène de l’Ancienne Belgique le dimanche 21 novembre pour présenter son album au public belge, Shungu a offert un show unique. Un récit vidéo accompagnait la musique jouée en live par le producteur et ses musiciens, comme une plongée dans son univers onirique et poétique. Quelques jours avant ce concert, j’ai pu rencontrer le beatmaker pour échanger sur son parcours de musicien. De ses débuts sur Soundcloud à sa vision de l’industrie ainsi que l’importance des samples, Shungu évoque son parcours, naviguant dans l’inconnu entre croyance et passion. 

33 Carats : Quels sont tes premiers souvenirs liés à la musique ?

Shungu : Chez ma tante. Je me rappelle avoir entendu de la musique cubaine, du jazz, très jeune vers 4-5 ans, ça m’avait déjà marqué. Mes parents écoutaient aussi beaucoup de musique cubaine, congolaise, du classique et un peu de hip hop. Mais ma tante avait encore plus d’ouverture musicale. Elle était tour manageuse de Zap Mama (chanteuse belge de R&B/ Soul des années 90-2000). Surtout, elle avait du bon matos pour écouter de la musique. Une bonne enceinte et un bon ampli, franchement ça fait la différence. Ce n’est pas seulement entendre, c’est l’expérience physique de la musique, ton corps qui vibre. C’est ce que je retiens le plus : les sensations plus que les souvenirs.

À 7 ans, j’ai eu envie de commencer le piano que j’ai joué jusqu’à mes 12 ans, puis j’ai arrêté car je trouvais ça ringard (rires). À 14/15 ans, je découvre en même temps à la médiathèque A Tribe Called Quest, De La Soul, MF Doom. C’est un choc, car je comprends que c’est ce que j’aime dans le Hip Hop. À partir de là, il y a ce rêve d’être producteur qui naît en moi. 

Au début, je ne comprenais pas trop comment faire. Je me suis lancé dans des études d’ingénieur du son. À la fin de mes études, j’effectue un séjour d’un an au Ghana. À mon retour, je me mets en couple. Quand ça s’est fini, je me mets dans le beatmaking à fond. À partir du moment où j’ai commencé la musique, je ne me suis jamais arrêté.

33 : Tu me parlais de ce rêve. Comment ça se concrétise ? 

Shungu : Avant cette étape, il y a l’arrivée d’Internet à la maison qui ouvre une porte. Avant, je n’avais pas accès à tout ça, je n’avais pas MTV donc j’achetais des magazines hip hop chez le libraire pour choper des informations. Lorsque je découvre Internet, c’est l’excitation totale avec la possibilité de découvrir plein de nouvelles musiques, je diggais du hip hop oldschool, j’étais complètement obsédé. 

Au Ghana, je ramène avec moi beaucoup de musique téléchargée que j’écoute en boucle et je réalise ce que je veux faire. À mon retour, un pote devenu mon manager, me prête sa MPC qu’il n’utilisait pas. Lorsque je me sépare de mon ex, je me lance complètement dans le beatmaking pour combler le vide. C’est pas un moment, mais plutôt un enchaînement de moments clés.

33 : Est-ce que lorsque tu fais tes premières prods, tu as l’ambition de les placer ?

Shungu : Au moment où je produis mes premiers beats, l’engouement du rap belge commence. Je travaille un peu avec des artistes de la scène belge, mais très vite, ça s’arrête car on avait des visions différentes. 

J’étais plutôt dans un état d’esprit de partager ma musique, que de placer des beats. Au tout début de Soundcloud, je découvre la plateforme et j’uploade des sons que je produis sur ma MPC tous les jours, pendant 2-3 ans. Ce moment là est important pour moi car il s’est joué beaucoup de choses qui m’ont permis d’être où j’en suis aujourd’hui. Mais, c’est incompréhensible à comprendre pour les gens qui n’étaient pas sur Soundcloud dans ces années-là. Il y avait un engouement très fort à ce moment sur la plateforme. Ma musique était de plus en plus écoutée et a fédéré toute une communauté. Tout à coup, j’échange avec des gens du monde entier, de Nouvelle-Zélande, des États-Unis, je joue en Russie, je fais une Boiler Room en 2016 à Londres. Je participe à cette vague Soundcloud qui s’écroule subitement avec l’arrivée de Spotify…

Quand je repense à cette époque de Soundcloud, c’était un Internet beaucoup plus sain que l’actuel. Il y avait juste cette idée de partager de l’art sans même le vendre et de fédérer une communauté autour d’une même passion. Après, ce qui reste, ce sont les liens forts que cela a créé.

Par exemple, lorsque j’avais croisé le rappeur MIKE, il m’avait confié avoir beaucoup écouté mes beats sur Soundcloud. Pareil pour la chanteuse Liv.E, elle connaissait ma musique avant qu’on travaille ensemble. Comme ces personnes écoutaient mes prods, connaissaient mon monde, cela m’a donné une légitimité pour travailler avec eux. Je ne mesurais pas l’impact de ma musique lorsque je la partageais, je la réalise encore plus avec ce type d’anecdote. 

33 : Du coup, si je comprends bien, c’est cette période de Soundcloud qui te permet de collaborer avec des artistes américains de la scène hip hop alternative ?

Shungu : La période SoundCloud m’a vraiment ancré dans cette scène qui, depuis 5-6 ans, commence à se faire connaître avec plusieurs noms qui ressortent, même si elle existe depuis bien plus longtemps.

Pour ceux qui ne voient que la partie visible de l’iceberg, ma position peut sembler surprenante. Pourtant, c’est logique et organique : j’ai toujours évolué dans ce milieu. Par exemple, Pink Siifu, je jouais déjà avec lui aux États-Unis il y a 10 ans, il n’était pas du tout connu, il dormait sur le canapé. Aujourd’hui, ils sont considérés comme des stars de l’underground.

33 : Tu as évoqué les liens de SoundCloud que tu as gardé…

Shungu : Oui, j’ai gardé ces liens. Chaque fois qu’ils venaient à Bruxelles, on se voyait, et mes voyages aux États-Unis ont renforcé tout ça. Les connexions sont restées parce que je n’ai jamais arrêté de faire de la musique. Et les rappeurs ont besoin de producteurs, comme nous on a besoin de samples : si tu n’en as plus, ça bloque. C’est un échange constant : s’ils veulent sortir de la musique, ils auront besoin de nous. Forcément, connaître ces artistes, être amis et avoir créé des liens, ça aide.

33 : Pink Siifu, c’est le premier artiste de cette scène avec qui tu as collaboré ? Comment s’est passé la connexion 

Shungu : Oui, c’est le premier que j’ai rencontré même. En fait, tout est parti de SoundCloud. On se connaissait de nom, sans vraiment savoir qu’on se suivait. La première fois que je vais à Oakland pour un show — et pour deux semaines de studio avec un pote — il devait jouer au même événement. En sortant de l’aéroport, on s’arrête pour acheter à boire et on le croise par hasard en plein Oakland. C’était complètement absurde.
On a ensuite passé une dizaine de jours ensemble à faire du son et à chiller. À l’époque, il dormait souvent sur des canapés, un vrai mode de vie baba cool. Il avait des dreads entourées de tissus… ça n’a rien à voir avec le Siifu d’aujourd’hui. C’est drôle de voir à quel point il a évolué.

33 : Je voulais revenir sur l’album. J’aime beaucoup le titre « Faith in the Unknown », quelle est la symbolique que tu lui portes ? 

Shungu : Pour moi, ce projet est d’abord très personnel. Ce titre vient des mots « Faith » et « Unknown » que j’avais déjà tatoués ensemble, sans savoir exactement pourquoi. Ces mots sont comme un message à moi-même. Ils correspondent aux quatre années passées à travailler sur cet album, une période où j’ai dû avancer avec foi, presque à l’aveugle.

Je veux que ce projet reflète aussi quelque chose d’universel, lié à la condition humaine, pour que chacun puisse y trouver ses propres références. C’était un vrai test pour moi, en tant que beatmaker de faire un premier album avec des rappeurs, car je ne contrôle pas les paroles. 

Pour explorer le titre de l’album, j’ai réalisé un film que je présente en live pendant les concerts. L’idée, c’est que les gens se fassent leur propre interprétation. Je ne veux même pas expliquer, juste laisser l’espace pour que les gens se fassent leur propre impression.

33 : Le film c’est une idée de base du projet, de collaborer avec des rappeurs et de mettre la musique en image ?

Shungu : Non, c’est venu petit à petit. Vers la fin de l’album, je commençais à réfléchir comme un cinéphile. Il y a certains messages qu’en musique, tu peux faire passer mais ça reste abstrait. Tandis qu’avec le cinéma, tu peux y mettre des mots, des images, des symboles. C’est un art qui mélange plusieurs médias pour transmettre quelque chose. Même si ça reste abstrait, tu peux y ajouter des mots, et ça devient une sorte de poésie abstraite.

Avec la musique, les mots et les images, l’expérience devient plus complète, plus immersive. C’est différent d’écouter juste de la musique, même si j’adore ça. Là, c’est comme si tout s’épousait, comme si on allait plus loin.

33 : Est-ce que l’album s’est construit au fil de tes rencontres avec les artistes ou tu avais déjà une idée du casting ? 

Shungu : J’avais quelques idées du casting, mais tout s’est fait progressivement. J’aurais aimé inclure Earl Sweatshirt, MIKE ou Keya, mais ça s’est compliqué. Finalement, j’ai quand même réussi à rassembler presque tous les artistes que je voulais. Pink Siifu et Fly Anakin, c’était simple. Chester Watson aussi, je le connais. Dreamcastmo vient de Washington D.C. Fatima et Goya Gumbani étaient présents à la session à Londres pour l’enregistrement avec Siifu et Fly Anakin, donc ils ont rejoint le projet naturellement puisqu’ils étaient déjà dans le studio.

Avec Navy Blue, c’est différent. Je n’avais pas tout de suite son contact, mais par la suite, j’ai produit énormément pour lui. Il a sorti un album avec une de mes prods, et on a fait ce qu’on appelle un swap dans l’industrie : un échange de beats et de droits, sans avance, en copiant simplement le contrat. C’est comme ça que j’ai pu obtenir sa participation.

Pour beaucoup d’artistes, ma stratégie a été de d’abord les produire, ce qui rend les collaborations plus faciles ensuite. Aujourd’hui, dans l’industrie musicale, il faut être stratégique — pas seulement pour la communication ou les sorties, mais aussi pour créer et entretenir ses contacts. Il ne s’agit pas de glisser dans les DM des gens sans réflexion, mais de trouver des moyens plus malins et plus naturels pour s’introduire. Il faut savoir doser ce qu’on donne de son énergie et de son excitation, tout en gardant un cap. Il faut être stratège pour avancer.

33 : Pour revenir sur le côté industrie, comment s’est passé la connexion avec Lex Records ?

Shungu : Pour moi, c’est un rêve car c’est le label de MF DOOM. J’ai encore du mal à réaliser. Mais l’histoire n’a pas été simple : une fois l’album terminé, on a découvert que la personne avec qui on travaillait nous avait menti et détourné de l’argent. On s’est retrouvé avec le projet sur les bras et on l’a envoyé à plusieurs labels : Stone Throw, Lex Records, et d’autres.

Plusieurs étaient intéressées, mais Lex a répondu dès le lendemain. Une personne de leur équipe a écouté l’album, l’a fait circuler en interne, et le patron a tout de suite accroché. D’ailleurs, il m’a même dit que d’habitude, il ne signait jamais de producteur, car un album avec une multitude de rappeurs, c’est plus difficile à promouvoir. Je me sens super chanceux. Et maintenant qu’ils se sont engagés avec moi, je sais que c’est sur le long terme, c’est cool pour la suite. 

C’est vrai que ces quatre années ont ouvert beaucoup de choses pour moi, et aujourd’hui j’ai l’impression d’être à une forme d’apogée, en tout cas par rapport à ma position actuelle. Je me sens enfin soutenu par un label, et dans l’industrie d’aujourd’hui, ça change tout. Surtout pour un projet que je voulais vraiment pousser. Avant, j’étais surtout en lien avec de plus petits labels, avec moins de moyens. Lex Records, c’est un label indé, mais ils ont un vrai budget, et ça aide énormément.

33 : Comment vois-tu le rôle du beatmaker dans la musique actuelle ?

Shungu : Le rappeur a besoin du beatmaker, et le beatmaker a besoin du rappeur. C’est un équilibre, un peu comme le yin et le yang. La magie opère quand les deux se rencontrent.

Le rôle du beatmaker, c’est aussi d’ouvrir de nouveaux horizons, de pousser les limites pour les auditeurs. En tant qu’artiste, on a cette responsabilité : créer quelque chose de différent, essayer d’innover. Même si un rappeur a encore moyen de surprendre avec de nouveaux flows, le producteur a cette responsabilité de proposer des sons qui sortent des sentiers battus. C’est ça qui rend la musique excitante.

33 : Tu me parlais des samples, est-ce que c’est la base de ton travail quand tu commences une prod ?

Shungu : Le sampling, c’est une des choses dans lesquelles j’ai le plus d’aisance. Ça fait 15 ans que je pratique, mais pas comme les diggers des années 90. Moi, je viens de la génération du début d’Internet, et c’est une énorme différence. J’ai une expérience du sampling en ligne, ce que les anciens n’ont pas connu — eux, ils avaient une relation différente avec le vinyle.

À leur époque, le choix de disques était limité. On travaillait avec ce qu’on avait, même si ce n’était pas parfait. On était excité par un sample prometteur, et on le retravaillait pour en faire quelque chose. Aujourd’hui, on est plus exigeants, presque fainéants : on cherche le sample parfait, et si ça ne sonne pas exactement comme on l’imagine, on passe à autre chose.

C’est intéressant de voir comment le rapport au sample a évolué. Quand DJ Mehdi sample un morceau algérien (sample de Ahmed Whabi « Harkatni Eddamaa »,ndlr) pour « Tonton du Bled », ça n’aurait pas marcher aujourd’hui, car les gens sont plus élitistes. Si un sample ne correspond pas exactement à leur vibe, ils le rejettent. C’est une autre époque, avec des attentes différentes.

Ça dépend des styles, mais pour ceux qui samplent, il y a cette idée d’archiver ou de remettre en lumière des passages oubliés. Ces morceaux, souvent perdus dans le temps, peuvent inspirer les générations futures. C’est une façon de redonner vie à des trésors musicaux. Beaucoup de choses se perdent, et le sampling permet justement de les faire revivre. 

33 : Donc lorsque tu samples, tu as en esprit l’idée d’archiver des trésors musicaux ?

Shungu : Totalement. Je cherche toujours des morceaux obscurs, pas des classiques comme Marvin Gaye ou Curtis Mayfield. Des trucs vraiment méconnus, voire oubliés. Quand un passage me touche et que j’ai ce waouh instantané, je fais confiance à cette sensation. Si ça me frappe, c’est que ce son mérite d’être mis en loop, repartagé, et réinventé.

Parfois, ces musiques datent des années 70, enregistrées à Cuba, et plus personne ne les écoute, sauf peut-être quelques grands-mères. Les sampler avec un rappeur dessus, c’est leur offrir une seconde vie. C’est puissant de faire revivre quelque chose qui était sur le point de disparaître.

Ce qui est intéressant avec notre génération, c’est qu’on fait la transition entre le monde d’avant pré-internet et celui d’aujourd’hui. On archive ce qui a été créé avant l’ère numérique, avant que tout ne soit accessible en un clic. Je pense que dans le futur, on nous verra comme ceux qui ont transmis la mémoire musicale. On est des archivistes, en fait.

33 : Quelque chose qui m’a marqué dans ton album, c’est le côté spirituel, rien qu’avec le titre. Selon toi, comment un artiste peut-il s’épanouir dans le monde de la musique en ayant foi dans l’inconnu ?

Shungu : C’est une bonne question. Aujourd’hui, je ne suis même pas sûr de pouvoir donner des clés précises. J’ai parfois l’impression d’être dépassé, d’appartenir à une autre époque, et d’hériter simplement du travail que j’ai fait avant. Je dirais que l’essentiel, c’est de rester le plus honnête possible et de garder le côté ludique dans ce qu’on fait. 

Dès que tu te mets à anticiper comment ton travail sera reçu ou ce que tu vas en retirer, tu perds cette authenticité. Ce qui compte vraiment, c’est que ça doit rester un jeu. Continuer à travailler, parce que le travail paie. Dans le sens où si tu travailles régulièrement, tu vas être meilleur en quelque chose. 

Après, c’est à toi d’aller chercher les opportunités ou de les saisir. Rien n’arrive si tu ne te donnes pas les moyens de le faire. Avoir foi, c’est agir en croyant que les choses finiront par s’aligner. Faire simplement de ton mieux. Sans calculer, sans attendre. C’est ça qui te permettra de tenir sur la durée.

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